Flavien Théry expose jusqu’au 31 mars au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains. À cette occasion paraît le catalogue «Mondes Multiples: Flavien Théry et l’holographie» qui rassemble sur 154 pages une série de textes en regard des œuvres de l’artiste. Extraits choisis pour Makery.
Flavien Théry est un artiste rennais qui inscrit son travail dans un intérêt particulier pour les relations entre art et science, la nature de la réalité, et plus particulièrement de la lumière. La perception visuelle devient ainsi la matière-même de son travail. Diplômé de l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, Flavien Théry a travaillé un temps dans le champ du design, avant de s’orienter vers un art relevant de l’art optique, de l’art électro-cinétique, des arts numériques et plastiques. Il a réalisé des œuvres dans des contextes variés, opérant jusque dans le champ de l’art et de la fabrication numérique ou de la 3D, comme dans la création récente Inverted Relief à partir d’une technique numérique de point d’Aubusson et qu’il met en expérience aujourd’hui avec les compositions du musicien Thomas Poli.
L’exposition de Flavien Théry présentée jusqu’au 31 mars 2019 à Enghien-les-Bains se place en regard d’une sélection d’hologrammes issue des collections du Musée de l’Holographie, un musée unique en son genre créé en 1980 par Anne-Marie Christakis pour promouvoir l’holographie, mais qui a fermé ses portes en décembre 2018 et cherche aujourd’hui repreneur.
A l’occasion de cette exposition croisée, le Centre des Arts publie un catalogue présentant le travail de Flavien Théry et menant une réflexion sur les liens de son œuvre avec l’holographie. La recherche développé dans l’ouvrage s’appuie sur la double théorie des mondes multiples (many worlds) et des observateurs multiples (many minds) qui fait cohabiter plusieurs réalités ensemble. Des textes de Flavien Théry, de Ewen Chardronnet (contributeur de Makery), de l’astrophysicien et musicien Jean-Pierre Luminet, du journaliste et écrivain Patrice Van Eersel, et de l’historien d’art Arnaud Maillet, viennent offrir sur près d’une centaine de pages plusieurs axes de spéculation autour de l’exposition à la croisée des sciences, de la littérature et de l’ésotérisme. Makery vous propose quelques morceaux choisis.
Flavien Théry, Le blanc n’existe pas, 2014 :
Flavien Théry, « Expériences perspectives », pp. 8-9
« L’invitation du Centre des Arts d’Enghien-Les-Bains à présenter mes recherches en regard des collections du Musée de l’Holographie est pour moi l’occasion de revenir sur un imaginaire particulier, au croisement de l’art, de la science et de la technique, qui s’est développé dans une époque fascinée par le progrès, dont l’an 2000 était l’horizon futuriste. Une forme d’utopie dont la critique par la science-fiction aura orienté la recherche que j’allais entreprendre, précisément à partir du passage dans le nouveau millénaire. C’est donc également l’occasion de revenir sur les origines de ce travail, dont un certain nombre d’implications résonnent fortement avec les questions soulevées par l’holographie.
« D’après Stephen Benton, inventeur en 1968 du procédé qui en permit une restitution en lumière blanche : l’hologramme est un miroir qui aurait une mémoire. Son support serait donc, à l’instar du miroir, la surface qui sépare le vrai de l’illusion. Pourtant, l’holographie est certainement le mode de production d’images qui, en jouant avec cette frontière, questionne le plus directement l’opposition classique entre réel et virtuel. Une opposition censée par ailleurs définir les domaines d’intervention respectifs de la science et de l’art. Or, il est certains artistes dont la recherche porte notamment sur la physique, au sens des lois qui président aux phénomènes qui se déroulent dans le monde réel, ainsi que sur ceux qui interviennent dans notre perception de cette réalité.
« Parmi les chocs fondateurs, esthétiques et conceptuels, il y eut tout d’abord la rencontre avec une œuvre de Piotr Kowalski, présentée dans la collection permanente Curios & Mirabilia, au Château d’Oiron. L’installation Identité 4 présente trois sphères métalliques de tailles différentes, disposées sur une épaisse dalle de granit, qui se reflètent dans des miroirs holographiques transparents, de sorte que les sphères reflétées par ces miroirs virtuels nous apparaissent de dimensions égales. Le choc fut pour moi de découvrir que ces hologrammes conservent les propriétés optiques des miroirs qu’ils reproduisent : Le premier (convexe) opère une réduction de l’image ; le second (plan) ne la modifie pas ; et le troisième (concave) en présente un agrandissement. Ces images holographiques de miroirs étaient donc capables de transformer optiquement les images des objets situés dans l’espace d’exposition. C’est à dire qu’elles étaient capables d’inclure le monde réel dans leur représentation… La rencontre avec cette oeuvre eut une profonde influence sur la recherche que j’allais développer par la suite, tentant par exemple d’inscrire dans l’espace réel des formes virtuelles en trois dimensions, résultant de l’interaction optique de plusieurs images planes, comme c’est le cas avec Dual, ou Vision Cones. »
Flavien Théry, Dual, 2014 :
Flavien Théry, Vision Cones, 2016 :
Flavien Théry, « Expériences perspectives », pp. 13-14
« J’avais quelques temps plus tôt parlé à Thomas Poli de mon projet Inverted relief (The Candor chasma’s flying carpet), alors en cours de production : Un tapis, réalisé par tissage numérique au point d’Aubusson, reproduisant une image satellite anaglyphe issue des collections de la NASA, qui montre un détail du sol de Mars, dont les reliefs perçus au travers de lunettes rouges et bleues peuvent soudain s’inverser, en fonction du point de vue adopté par l’observateur. Au moment où je prenais livraison de ce tissage fraîchement tombé du métier, je trouvais dans ma boîte aux lettres un disque comprenant une suite de huit pièces électroniques, composées sur un synthétiseur modulaire analogique et enregistrées en deux jours, directement sur bande, en pensant à ce voyage immobile vers Mars. D’une durée totale d’environ quarante minutes, ces pièces formaient un ensemble magnifique qui ne pouvait que donner lieu à l’édition d’un album, dont la pochette s’imposait. D’abord sorti en version numérique sur Impersonal Freedom, l’album Candor chasma est désormais édité en vinyle par Un je-ne-sais-quoi, qui s’occupe également d’en faire tourner une version live. Honoré de voir mon projet ainsi associé à la musique de Thomas Poli, je me retrouve invité à le présenter lors de concerts au sein de festivals de musique expérimentale. De cette forme spontanée de collaboration nait l’envie de développer de nouveaux projets hybrides, entre les formats de l’exposition et du concert, qui pourraient participer de la riche histoire des expérimentations visant à faire advenir une musique visuelle, ou une sculpture sonore… »
Thomas Poli (avec Flavien Théry), So long Earth, Un-je-ne-sais-quoi, 2018 :
Ewen Chardronnet, « Many lights, many spirits », p. 76
« En 1919, Claude Bragdon, qui commençait à appliquer ses principes à la scène dans le courant émergeant qui allait être identifié sous le nom de « New Stagecraft », s’associa à deux autres artistes férus de théosophie, le peintre Van Dearing Perrine et le musicien Thomas Wilfred, pour créer le groupe des Prometheans qui se consacrait à la création d’un art mobile des couleurs.
« Bragdon installa le groupe à Long Island dans un laboratoire expérimental et théâtre de lumière financé par l’un de ses mécènes, mais rapidement ce fut Thomas Wilfred qui prit l’ascendant sur les lieux. Wilfred, pour qui la mécanique et l’électricité n’avaient pas de secret, prit en main le dispositif théâtral en cyclorama que le groupe dédiait à la création d’un instrument de musique colorée. Bientôt il acheva la construction d’un instrument qu’il appela le Clavilux, projetant ce qu’il appelait des compositions lumia. Et à partir de 1921 il commença à sillonner l’Amérique pour faire la démonstration de son instrument qui ne connaissait pas d’équivalent. »
Ewen Chardronnet, « Many lights, many spirits », p. 77-78
« Bulat Galeyev raconte que le vieux Lev Theremin lui avait un jour dit que, quand il vivait à New York dans les années 1930, Albert Einstein était venu travailler de nombreuses journées dans son studio en compagnie de la jeune peintre et cinéaste expérimentale Mary Ellen Bute, en quête de correspondances entre figures géométriques et musique. Bute elle-même cherchait à l’époque à voir le son, seeing sound, en transformant électroniquement l’acoustique en signaux optiques. Elle avait également travaillé à la même époque pour Thomas Wilfred, intriguée par son Clavilux, mais cherchait quelque chose de plus maniable et se rapprocha de Theremin et de ses inventions. Plus tard, et après de nombreux films d’animation expérimentaux elle intègrera les oscilloscopes dans son art.
« Dans un entretien avec la musicologue Olivia Mattis réalisé lors d’une visite à Bourges en 1989 à l’invitation du GMEB (Groupe de Musique Expérimentale de Bourges), première sortie d’URSS de Lev Theremin depuis son rapatriement mystérieux en URSS en 1939, l’inventeur du Thérémine, le premier instrument de musique électronique, confirmera cette rencontre unique entre ces trois figures du siècle passé :
« ‘Il y avait un homme qui était intéressé par la couleur de la musique, le lien entre la lumière et la musique, et c’était Einstein. (…) Einstein était intéressé par le lien entre musique et figures géométriques : non seulement la couleur, mais surtout les triangles, les hexagones, les heptagones, différents types de figures géométriques. Il voulait les combiner en dessins. Il a demandé s’il pouvait avoir un laboratoire dans une petite pièce de ma grande maison où il pourrait dessiner. Alors je lui ai donné une étude, pas très grande. Je lui ai trouvé une assistante, une de mes collègues peintre, pour l’aider à dessiner ces esquisses, et il venait là faire son travail. Je l’ai vu plusieurs fois, il venait souvent. Ce n’était pas le domaine qui m’intéressait, ces figures géométriques. Je ne pouvais pas dire que de mon point de vue elles pouvaient avoir un effet psychologique sur les couleurs de la musique. (…) En tant que personne, Einstein était physicien et théoricien, mais je n’étais pas théoricien – j’étais inventeur – nous n’avions donc pas grand-chose en commun. J’avais beaucoup plus de liens de parenté avec quelqu’un comme Vladimir Ilitch [Lénine], qui s’intéressait à la création du monde. Einstein était un théoricien, il connaissait donc toutes les formules, etc. Je ne peux pas dire que je m’intéressais beaucoup à lui en tant que physicien.’ »
Flavien Théry, Les Contraires, 2009-2016 :
Jean-Pierre Luminet, « L’Univers holographique », pp. 85-86
« L’histoire de l’art, la littérature, la philosophie, l’histoire des sciences et celle des religions se penchent depuis longtemps sur la lumière et ses diverses manifestations. Chez de nombreux artistes et plasticiens, la lumière est même devenue matériau de création. Elle est aussi la matière première des astronomes. Apparemment si simple, si commune, la lumière transporte l’information à travers tout l’univers. Longtemps l’homme a cru déchiffrer à travers elle la réalité du monde. Or, l’analyse moderne et approfondie de la lumière, avec ses aspects multiples et contre-intuitifs révélés par la mécanique quantique, avec aussi ses innombrables jeux, illusions et mirages dévoilés par l’astrophysique et la cosmologie, ne conduit-elle pas plutôt à s’interroger sur l’unicité du réel ?
« En 1957, le physicien américain Hugh Everett publia un article qui le rendit célèbre pour son hypothèse des mondes multiples. Selon lui, la « fonction d’onde » de la mécanique quantique décrit toute la réalité d’un système, à savoir une superposition quasiment infinie d’états possibles qui ont chacun une réalité dans autant d’univers distincts. Il en découle que tout ce qui est physiquement permis par les équations de la mécanique quantique se réalise de front. Notre monde, comme tous les autres univers, est né du résultat des probabilités. Prenons le jeu de pile ou face. Juste avant qu’on lance la pièce, les deux probabilités qu’elle retombe sur pile ou sur face ont la même chance. Si la pièce retombe sur face, cela veut dire que la possibilité qu’elle tombe sur pile a échoué dans notre univers. Mais dans un autre univers tout aussi réel, la pièce est retombée sur pile, et les deux univers se sont séparés lors du jet de la pièce. Cet exemple est simplifié au maximum car en réalité, les multiplications de probabilités se produisent au niveau des particules élémentaires et engendrent une succession indéfinie d’univers parallèles où cohabitent plusieurs réalités. L’appellation courante « d’univers parallèles » est d’ailleurs impropre, puisque les univers d’Everett ont au moins un point commun dans leur passé. Il est plus correct de parler « d’univers divergents ».
« L’interprétation d’Everett anticipait le concept plus général de multivers, selon lequel notre univers ferait partie d’un ensemble gigantesque, voir infini, d’univers. Semblant découler naturellement de plusieurs modèles aujourd’hui utilisés dans différentes branches de la physique fondamentale, il a acquis une certaine crédibilité auprès d’une partie de la communauté scientifique, et a été popularisé dans de nombreux articles à sensation circulant sur les réseaux sociaux. Il existe plusieurs types de multivers, techniquement très différents ; outre celui découlant de l’hypothèse d’Everett, les multivers le plus souvent discutés sont le multivers des cosmologies inflationnaires, le multivers des cosmologies à rebond et le multivers de la théorie des cordes. Malgré leurs différences, tous les types de multivers confrontent l’observateur à des vérités multiples, et interrogent nos certitudes sur ce qu’il est d’usage d’appeler le réel.
« Loin de ces théories cosmologiques encore très abstraites et spéculatives, l’holographie fournit de manière très concrète un champ d’expérimentation mettant à l’épreuve notre perception du réel à travers la lumière. Un hologramme est une photographie d’un type particulier qui engendre une image tridimensionnelle lorsqu’on l’éclaire de façon appropriée. L’objet à photographier doit d’abord être baigné dans la lumière d’un rayon laser. Un deuxième rayon laser – qui peut être de même source – rebondit sur la lumière du premier reflétée par l’objet, et les motifs d’interférence qui en résultent, c’est-à-dire les secteurs où les deux rayons laser se mélangent, est capturé sur un film à deux dimensions. Le film développé montre une entrelacs sans signification apparente de zones claires et sombres. Mais aussitôt qu’il est éclairé par un autre rayon laser, une image tridimensionnelle de l’objet original apparaît. Autrement dit, toute l’information décrivant une scène en trois dimensions, censée donc occuper un volume de l’espace, peut en réalité être entièrement encodée sur un film à deux dimensions.
Cette technique, aujourd’hui largement utilisée dans la création artistique, l’industrie des loisirs, la publicité ou la scénographie, pose la question théorique du codage de l’information associée à un système physique donné, voire à l’univers tout entier. Le concept « d’univers holographique » a été proposé pour la première fois dans les années 1980 par David Bohm, mais dans un formalisme relevant davantage de la mystique « New Age » que de la physique quantique (dont Bohm était pourtant un praticien jusqu’alors réputé). Il a pris par la suite une certaine consistance scientifique dans le cadre élargi de la théorie des cordes, approche la plus connue tentant d’unifier l’ensemble des interactions fondamentales. »
Flavien Théry, Messenger, 2017 :
Arnaud Maillet, « Le Le miroir d’encre », pp. 122-123
« Le miroir d’encre est l’un des véhicules utilisés, parmi tant d’autres, pour pratiquer la mantique, mantike techné, l’art des prédictions. Pour être plus précis, il appartient à la catoptromancie, c’est-à-dire à la divination par les miroirs, et même, pour être plus précis encore, à la palamomancie : pour obtenir un miroir d’encre, soit on applique sur la paume de la main un mélange de suie et d’une substance liquide (telle que l’huile), soit on verse de l’encre dans le creux de la main de la personne que l’on soumet à la séance de divination.
« Son origine est fort ancienne puisqu’on en trouve des dérivés sous la forme de coupes et de vases remplis d’eau (lécanomancie), dans des textes chaldéens et assyriens. L’écrivain byzantin Michel Psellus attribue la divination dans un bassin aux Assyriens, et Strabon nous apprend qu’elle semblait en effet « très développée chez les Iraniens ». Pline l’Ancien lui attribue une origine égyptienne. La Bible la mentionne chez les Sémites puisqu’un ciboire d’argent permettait à Joseph, le Patriarche, aussi bien de boire que de deviner. Et malgré cela, Saint Augustin rappelle dans La Cité de Dieu que Varron donnait une origine perse à cette mantique, introduite à Rome par Numa Pompilius. Mais Saint Augustin condamne aussitôt cette hydromancie parce que les démons y faisaient voir à Numa leurs images. Toujours à la suite de Varron, l’évêque d’Hippone rapproche également l’hydromancie de la nécromancie car les deux techniques se servent « des morts pour connaître l’avenir ». Saint Augustin ajoute alors que c’est « par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères qu’il institua et dont il dissimula les causes, tant il avait peur lui-même de ce qu’il avait appris ».
« Vraisemblablement à la suite de ce texte de Saint Augustin, le miroir d’encre fut condamné sévèrement dès 1265 par le code pénal espagnol créé par Alphonse X de Castille, puisqu’il menaçait de mort les sorciers et certaines catégories de devins qui s’adonneraient notamment à cette pratique. Notons qu’une telle condamnation légale équivaut, en négatif, à une reconnaissance officielle de l’existence du miroir d’encre. »
« Mondes multiples : Flavien Théry et l’holographie », exposition au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains jusqu’au 31 mars 2019. Conférence et visite de l’exposition le 17 février 2019 avec Dominique Moulon, critique en art & média à partir de 15h15.
Catalogue de l’exposition, « Mondes multiples : Flavien Théry et l’holographie », CDA Enghien-les-Bains, collection « Ecritures numériques », 154 pages, 2019. ISBN: 978-2-916639-49-9 ; prix : 20€.