A Montréal, au procès de la fabrication collaborative
Publié le 30 janvier 2018 par Alexandre Berkesse
La société gagne-t-elle à se réapproprier la technologie? Alexandre Berkesse, spécialiste des mouvements de transformation sociale, était témoin au «procès» qu’a organisé OuiShare en novembre à Montréal. Récit.
Montréal, correspondance
Agathe Lehel et Alexandre Bigot-Verdier, tous deux « connecteurs » chez OuiShare, c’est-à-dire animateurs de la communauté québécoise du collectif international dédié à l’émergence de la société collaborative, m’ont appelé comme témoin à la barre du « procès de la fabrication collaborative » lors de la journée de clôture d’éco2Fest en novembre 2017, pour répondre aux deux questions suivantes :
–> Le discours maker propose-t-il une émancipation par la réappropriation de la technologie ?
–> Les makers sont-ils les héritiers de l’éducation populaire ?
Tout comme moi, les cinq autres témoins appelés à la barre étaient des personnes extérieures au mouvement de la fabrication collaborative, et plutôt issues d’autres mouvements majeurs de transformation sociale et/ou économique. Nous avons ainsi pu partager ce qui nous paraissait faire écho à des enjeux dont nous avions observé l’émergence et les conséquences néfastes dans les mouvements auxquels nous participions. Nos contributions en tant que témoins ne se voulaient non pas un jugement moral (nous compatissions !) mais une interpellation à d’autres acteurs de l’innovation sociale qui, comme nous, ont souvent la tête dans le guidon et ont besoin de construire des ponts pour ne pas s’embourber.
Autonomisation
Les makerspaces sont des tiers-lieux (illustrant une mission d’engagement dans la vie sociale de la communauté) ouverts au public et mettant à disposition des machines-outils (dont certaines numériques) ainsi que des moyens éducatifs permettant aux membres de la communauté de « dessiner, prototyper et créer des objets manufacturés à petite échelle qu’il ne serait possible de créer pour une personne travaillant seul », selon Wikipédia.
Les fablabs (laboratoires de fabrication) sont également des tiers-lieux de type makerspaces mais leur fonctionnement est encadré par une charte de gouvernance et de principes développée par le MIT (l’ajustement aux besoins des communautés locales est donc possible mais moins organique) et les projets ainsi que les outils disponibles possèdent une forte dimension technologique (utilisation de logiciels et solutions open source, nécessité de contribuer à la constitution de patrimoines informationnels communs qui font ensuite l’intérêt particulier de ces espaces, etc.).
Dans les deux cas, ces espaces sont des évolutions des hakerspaces (où des citoyens aux intérêts communs se regroupaient pour partager ressources et savoirs) et perpétuent dans la culture maker l’éthique des hackers composée de trois principes majeurs :
–> Sortir de l’éthique protestante du travail où il s’agit de vivre pour travailler : la motivation principale du travail doit être l’engagement dans une passion et être caractérisé par le jeu. Linus Torvalds à propos de l’OS open source Linux : « Linux a largement été un hobby – mais un sérieux, le meilleur de tous. »
–> Ne pas travailler avec pour objectif de générer des revenus et de capitaliser sur ceux-ci (d’où le travail des hackers à rendre impossible l’appropriation privée de la production logicielle pour en tirer profit).
–> S’affranchir du recours à l’autorité hiérarchique pour coordonner les activités et instaurer la coopération directe comme modalité principale d’interaction entre les membres.
Réappropriation
Le témoignage que j’ai réalisé au « procès de la fabrication collaborative » se concentrait sur une dimension précise de la mission des fablabs et des makerspaces, celle de nous aider à retrouver une forme d’autonomie individuelle et collective face à la production de biens dont nous avons besoin pour vivre et jouir de cette vie. « Retrouver » veut donc dire que nous l’aurions perdue. Pourquoi et comment ?
Deux principaux phénomènes ont contribué à l’érosion de notre autonomie :
– Le développement du capitalisme : la propriété privée des moyens de production étant la base, les personnes ont été rapidement acculées à dépendre du rapport salarial pour accéder à des outils de production leur permettant de générer des revenus suffisants (le travail réalisé avec des moyens artisanaux ne pouvait pas concurrencer le volume, le coût et la qualité des objets manufacturés).
– La division sociale du travail : en spécialisant fortement les travailleurs, elle a fortement diminué la capacité de chaque personne à maintenir la diversité des connaissances et des compétences qu’elle mobilisait avant au quotidien dans un travail plus complexe et plus complet.
Le mouvement de la fabrication collaborative propose toutefois de retrouver en partie cette autonomie en :
– mutualisant les moyens de production (offrant ainsi une alternative à la seule possibilité d’autonomie que permettait la production capitaliste : acheter par soi-même, et donc à plein coût, les outils requis pour la réalisation de notre activité productive) ;
– permettant au travailleur de retrouver la conscience de l’ensemble des étapes de production (à échelle humaine, la production permet à chacun de comprendre son lien d’interdépendance avec la communauté de producteurs à laquelle il participe et renforce ainsi la solidarité entre les travailleurs) ainsi que de sa capacité à répondre à ses besoins par lui-même ;
– réintroduisant un rapport direct (faire plutôt que faire faire) et manuel à la matière ainsi qu’au produit de notre travail comme vecteur de sens. « Il y a quelque chose d’unique à fabriquer des objets. Ce sont comme des petits morceaux de nous-mêmes qui semblent incarner des parties de notre âme », écrit Mark Hatch, ex-CEO des makerspaces TechShop dans son Maker Movement Manifesto (2013).
– déconstruisant le réflexe consumériste de l’achat pour y substituer, le plus souvent possible, la réparation (diminuant ainsi le besoin de revenus et donc, au passage, la nécessité d’un travail salarié à temps plein) ;
– réencastrant notre activité économique au sein de sa matrice politique : ce que nous produisons incarne et réalise les valeurs de la vie bonne que nous souhaitons à la base de la communauté de citoyens à laquelle nous participons.
Quel est le potentiel de réappropriation de notre autonomie d’une alternative elle-même pensée, élaborée et opérationnalisée au sein d’une société capitaliste ? Plongés dans un tel environnement, les acteurs du mouvement de la fabrication collaborative peuvent-ils retrouver une autonomie d’avec les autres ? Plus particulièrement dans les makerspaces, pouvons-nous nous émanciper en utilisant le lexique, le langage et les catégories (efficacité, utilité, anglicismes du monde managérial, etc.) du monde duquel nous essayons de produire une alternative ?
Trois pièges à l’émancipation
Lors de mon témoignage au « procès de la fabrication collaborative », j’ai partagé trois enjeux que j’ai identifiés dans le discours associé :
1 – Inverser les paternalismes plutôt que les déconstruire. En mettant l’emphase sur le faire, sur la fabrication concrète, un des premiers pièges est de tomber dans une forme de hiérarchisation entre « ceux qui font » et « ceux qui ne font pas » – ou ne savent pas faire. Il y a notamment un potentiel de dévalorisation du travail où le faire est moins facile à nommer ou à observer de façon tangible (métiers du soin, de l’éducation, intellectuels, etc.). Dans une société où, idéologiquement (principalement sur le terrain du politique), on oppose souvent « ceux qui au moins font quelque chose », tomber dans ce piège est presque une pente naturelle.
2 – Le messianisme technologique. Comme l’écrivait Ivan Illich, « passé un certain seuil, l’outil, de serviteur (des projets de l’homme), devient despote. » Dans le mouvement des fablabs en particulier (c’est moins le cas dans les makerspaces), la dimension technique et technologique est très présente. Les machines à commande numérique (comme les imprimantes 3D) sont très souvent mentionnées dans les discours. Leur influence sur les types de produits fabriqués est significative.
La technologie ne constitue-t-elle pas toutefois un frein au projet d’émancipation porté par ce mouvement ?
– La technologie n’est pas un medium neutre mais porteur de l’esprit à travers lequel elle est aujourd’hui mobilisée. Introduire des outils technologiques dans un processus de travail a la plupart du temps pour effet d’introduire simultanément un plus grand contrôle de l’activité et de ceux qui la réalisent (par l’augmentation de la capacité d’enregistrement des informations d’un tel outil notamment) ainsi qu’une emphase sur l’efficacité du processus (au détriment de ce que la réalisation du travail produit chez celui qui le réalise, comme tente pourtant de rétablir le mouvement de la fabrication collaborative). Les acteurs des fablabs semblent vouloir tordre la technologie pour en faire ce qu’ils en veulent mais ils sous-estiment fortement le conditionnement de leur imaginaire par l’environnement duquel ils essaient de s’extraire.
– La technologie introduit une distance entre nous et l’autre, entre nous et le réel : elle nous en donne une expérience médiée (ex : ma relation avec un ami sera de nature différente si elle se fait face à face, via SMS ou via Skype). Cette médiation a notamment pour effet d’appauvrir l’expérience et de diminuer son potentiel d’impact sur nous (ex : graver une planche en bois en utilisant manuellement un pyrograveur vs. entrer une ligne de code dans un pyrograveur à commande numérique ne contribuera pas de la même manière à redécouvrir un rapport alternatif au travail). Certains acteurs de ces espaces m’indiquent que, dans la pratique, le rapport direct aux matériaux ou le peaufinage manuel sont réalité. L’objectif de cet avertissement est plutôt de sensibiliser les makers aux risques de performativité des discours qui ne reflètent pas cette sensibilité et investissent plutôt l’imaginaire technique ou technologique.
– Bien que ces espaces aient pour objectif de réintroduire une forme de lien social et de sentiment d’appartenance entre ses membres, les technologies constituent souvent un obstacle plus qu’un catalyseur, en particulier lorsque ces espaces n’investissent pas significativement dans la présence d’animateurs de communauté présents qui consacrent un nombre d’heures significatif à mettre en lien les personnes.
La technologie n’est pas, en soi, aliénante mais elle peut facilement être un obstacle à l’émancipation portée par le mouvement de la fabrication collaborative.
3 – L’entre-soi. Qui pense, conçoit et occupe ces espaces ? La grande majorité a une socialisation relativement homogène : nous fréquentons des personnes ayant un niveau d’éducation, des revenus ou encore des idées relativement similaires aux nôtres. C’est une constante humaine : afin d’apaiser nos angoisses existentielles, nous créons un environnement dont les interactions ont une forte probabilité de confirmer notre interprétation du monde. Une déstabilisation permanente ou une remise en question trop radicale nous figeraient dans l’inaction et constitueraient une dépense d’énergie trop importante pour nous permettre de répondre à nos autres besoins quotidiens.
Les makers seraient-ils héritiers ou vecteurs d’une éducation à visée communautaire (accessible à l’ensemble des personnes d’une société et non pas seulement à ceux répondants aux critères institutionnels formels de niveau d’éducation) et à portée critique vis-à-vis des formes politiques dominantes (permettant ainsi d’outiller les personnes à maintenir un contre-pouvoir constructif et continu face aux institutions) ? En me fiant aux auteurs d’articles sur le sujet, à ceux qui se présentent comme « experts de la fabrication collaborative », ceux qui s’y intéressent ne sont pas issus de milieux populaires. Comme l’écrit Evgeny Morozov, « la distinction entre l’artisanat et la gentrification est assez floue. Les ateliers de fabrication numérique ont été très utiles à certains employés du capitalisme cognitif épuisés par leurs emplois de bureau abrutissants, mais ils ont aussi suscité la colère de ceux qui n’avaient pas la chance d’occuper des postes si enviables. »
Une alternative pour tous
Peu importe la nature bienveillante des actions des personnes ou leur empathie, la grande majorité d’entre elles ne peuvent penser qu’à partir de leur réalité. Ceux qui investissent ces lieux vont donc aussi y investir leur imaginaire, les valeurs qui les animent, les types de savoir qu’eux valorisent et non pas ceux de la population dans sa diversité. Par exemple :
– Les activités ouvertes au public qu’ils organisent ou les services qu’ils offrent à la communauté seront modelés dans cette réalité de jeunes professionnels ayant fait des études universitaires et vivant relativement confortablement. Quelle est donc la probabilité que leurs discours ou leurs activités rejoignent ou fassent écho auprès de personnes âgées, de jeunes précaires ayant arrêté l’école à un jeune âge, de travailleurs non qualifiés, personnes auprès de qui pourtant la portée émancipatrice du mouvement de la fabrication collaborative est certainement la plus importante ?
– Les makerspaces sont dans une dynamique de concurrence et de compétition les uns avec les autres (recherche de subventions, de rentabilité, de place privilégiée sur le marché, etc.). Alors que le mouvement de la fabrication collaborative tente de réintroduire les comportements de solidarité et de coopération propre à l’éthique des hackers, les formes de rapports humains propres aux institutions capitalistes (méfiance, absence de transparence, compétition, propriété intellectuelle) dans lesquelles ont été forgés une grande partie des acteurs de ces espaces sont ainsi transportées avec eux et contaminent ces nouveaux espaces. Cela constitue certainement un phénomène difficilement contournable. En avoir davantage conscience permettra aux acteurs de la fabrication collaborative d’y être plus vigilants.
– La centralité des technologies dans certains de ces espaces constitue une barrière à l’entrée pour une partie significative de personnes isolées par la fracture numérique. Est-ce qu’une imprimante 3D ou des machines à commande numérique sont utilisables par tous les citoyens ? La nécessité de maîtriser des langages de programmation ou un minimum d’anglais laisse déjà de côté une grande partie de la population mais s’ajoutent à cela ceux qui ne maîtrisent pas les bases de la lecture et l’écriture. À qui ce transfert et ce développement de compétences et connaissances vont-ils principalement bénéficier ?
Pour concrétiser son impact émancipateur auprès de l’ensemble de la population, les acteurs du mouvement de la fabrique collaborative me semblent devoir travailler à intégrer dans leurs espaces des citoyens de tous horizons, en particulier les travailleurs qui pourraient bénéficier le plus de cette réappropriation des moyens de production, non pas au sein d’activités de co-design pour identifier leurs besoins et leurs idées (car une telle activité canalisera et appauvrira déjà, en soi, la source de créativité et d’innovation portée par ces personnes) mais directement au sein des espaces de décision de l’organisation.
Réviser le bel élan
Ce que j’ai vu dans les discours et dans les espaces de fabrication collaborative, ce sont des personnes passionnées et porteuses d’un élan de vie qu’il faut reconnaître et valoriser, des travailleurs en perte de sens qui veulent reconquérir un travail qui réalise leur condition humaine, des parents qui préparent une alternative économique pour leurs enfants, des citoyens qui tentent de se réapproprier activement la finalité politique du travail.
Suivant l’idée de Pierre Kropotkine pour qui « toute révolution politique qui se fera avant, et, par conséquent, en dehors de la révolution sociale, sera nécessairement une révolution bourgeoise », les acteurs du mouvement de la fabrication collaborative doivent cependant prendre davantage conscience et acte que toute alternative ou action subversive au sein d’un environnement aussi unilatéralement capitaliste et libéral court le risque d’être rapidement réappropriée par ces mêmes mouvements dont ils tentent de s’extraire. Emmanuel Mounier le disait mieux que moi : « Chaque déterminisme que nous mettons en lumière est une note de plus à la gamme de notre liberté. »
Alexandre Berkesse est un entrepreneur social français immigré au Canada depuis dix ans, engagé dans le mouvement de réappropriation par les citoyens de leurs devoirs politiques