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Le tiers-lieu peut-il faire école? (2/2)

La Recyclerie, porte de Clignancourt à Paris: un restau-bar branché, une ferme urbaine, un tiers-lieu «modèle»? © Arnaud Idelon

L’effet tiers-lieux est tel qu’on trouve désormais des formations pour apprendre à en créer un. Formatage, grognent certains. On est allé voir ça de plus près.

Retour sur les bancs de l’école pour suivre la formation de « responsable de tiers-lieu culturel » proposée depuis la rentrée par Sinny & Ooko (le Pavillon des Canaux, la Machine du Moulin Rouge, la Recyclerie à Paris, c’est eux). Apprendre à faire tiers-lieu, est-ce bien raisonnable ? A Paris, outre cette « école des tiers-lieux », l’incubateur Numa et Yes We Camp, eux aussi acteurs de ces espaces hybrides qui tentent de réinventer le rapport au travail, à l’espace, etc., surfent sur la vague pour proposer des formations.

Tiers-lieu, mode d’emploi

Début septembre, au Bar à Bulles de la Machine du Moulin Rouge. Neuf stagiaires, en majorité des femmes, participent à la première session d’une formation de 40h proposée par Sinny & Ooko. Objectif ? Appréhender les tiers-lieux culturels « tels qu’ils sont conçus chez Sinny & Ooko », explique la formatrice Juliette Cadic. Qui d’emblée se défend de toute tentative de définition (on a vu que ce n’était pas si facile dans la première partie de cette enquête…). Et préfère décrire le modèle… de la maison : le socle économique – le café/cantine – finance la programmation (essentiellement gratuite) qui, à son tour, fait vivre le lieu.

La déco du Bar à Bulles de la Machine du Moulin Rouge, où se tient la formation tiers-lieu. © Arnaud Idelon

Comment mettre en œuvre cette dynamique vertueuse ? La formatrice énumère « les ingrédients d’un tiers-lieu » dont la complémentarité des activités, les liens à l’écosystème et au territoire, et la capacité d’adaptation des porteurs de projets.

L’école des tiers-lieux veut donner aux stagiaires un mode d’emploi pour leur futur lieu tout en mettant en réseau ces porteurs de projets. On passe de l’histoire des tiers-lieux aux obligations légales (mise aux normes des établissements recevant du public ou ERP…), on parle plans de programmation, plans de privatisation ou modules de management d’équipe.

Puis sont déclinés les enjeux du tiers-lieu culturel : décloisonner l’accès à la culture et lever les freins psychologiques par des espaces hybrides, mixer les publics, permettre l’émergence de contre-cultures comme le hip-hop au CentQuatre et repenser un modèle économique fondé sur l’autonomie et la diversification des ressources dans un contexte frugal. Suivent de nombreux modules spécifiques, couvrant le b.a-ba de la gestion d’un tiers-lieu culturel, avec l’inévitable atelier décoration et Moodboards Pinterest, griffe favorite des lieux Sinny & Ooko. L’objectif, c’est qu’en fin de formation, le stagiaire reparte avec les clés d’un modèle, et soit prêt à ouvrir, financer et animer son tiers-lieu.

Quel cadre pour bâtir hors cadre?

L’essor des formations tiers-lieu fait grogner certains acteurs du milieu. Si ni Yes We Camp ni Sinny & Ooko n’ont grand-chose à prouver dans le secteur de l’événementiel, de la programmation et de l’animation de lieux, une question demeure : si les tiers-lieux font école, peut-on pour autant faire une école des tiers-lieux ? N’est-ce pas entrer en opposition avec la définition d’un tiers-lieu en évolution constante, n’obéissant à aucune règle ou processus prédéfini mais prenant la forme que lui donnent les collectifs en place ? Comment proposer une recette sur un objet aussi rétif aux étiquettes, aux répliques et dont les différents composants sont pour la plupart aléatoires, induits par des situations ?

L’un des plus vifs débats prend forme autour de la notion d’authenticité, et de son nécessaire pendant : le plagiat. L’ouverture du phénomène tiers-lieu à un vaste panel de néo-entrants, la professionnalisation croissante de ses acteurs et la récente multiplication d’intermédiaires attise les tensions entre collectifs rangés derrière une certaine idée de spontanéité et ceux qu’ils désignent comme de « vulgaires copies ».

Qui décide de l’authenticité d’un lieu, comme ici la Recyclerie à Paris? © Arnaud Idelon

Esthétique de la récup

C’est sur le registre esthétique que se déroule le gros de la polémique. L’imaginaire des tiers-lieux devient un argument commercial, et le tiers-lieu un simple décor. D’un côté les tenants d’un espace brut qui tissent avec l’existant, de l’autre ceux qui cherchent à faire tiers-lieu : « La Halle Papin, ce n’est pas une chaise, des tables, une déco, c’est un tout, explique Yoann Till-Dimet, cofondateur de Soukmachines qui gère la transformation de cette ancienne usine de fabrication de pneus et d’outillage mécanique à Pantin. Ce sont les gens qui sont derrière, la programmation, les concepts comme les open BBQ, le staff. Le jour où on n’a plus d’idées, on arrête tout. C’est l’idée qui nous différencie de ces copies où l’on veut faire street, faire friche. »

«On n’a pas pris la Bastille pour en faire un opéra.»

Schopenhauer cité par Yoann Duriaux, cofondateur de Movilab

La « mise en scène et la mise en intrigue » des tiers-lieux, comme la décrit Benjamin Pradel, doctorant en urbanisme et aménagement du territoire, reprennent à leur compte une esthétique singulière où la dimension alternative croise le vintage et le réemploi, la débrouille et le charme des squats. Selon Juliette Pinard et Elsa Vivant dans l’Observatoire des politiques culturelles, « cette esthétique du squat (qui en son temps avait été l’objet de critiques au Palais de Tokyo), donnant la part belle aux atmosphères brutes et industrielles, participe à la mise en scène de ces lieux temporaires en tant qu’“espaces alternatifs” et expérience singulière » : tout fonctionne comme signes de, à même de rendre une ambiance, une atmosphère, un habillage. Exemple : le motif de carrelage de la Recyclerie est un pochoir refait tous les dix-huit mois, alors que la tapisserie à paillettes, kitsch à souhait, de la Station-Gare des Mines est, elle, d’origine.

La tapisserie pailletée de la Station-Gare des Mines, entre Paris et Aubervilliers. © Arnaud Idelon

Derrière ces considérations esthétiques, c’est tout le jeu du in et du off qui est à l’œuvre : la récupération de codes et de motifs des acteurs off par les acteurs in pour donner à leurs initiatives le même caractère alternatif, qui saura faire vendre. Jeu de balancier dont l’amplitude couvre l’ensemble du programme des Sites artistiques temporaires de SNCF Immobilier : du plus off, La Station-Gare des Mines, au plus inGrand Train.

Punk mais sans les chiens…

Le risque de récup esthétique a pour corollaires immédiats une homogénéisation progressive du phénomène et la neutralisation de sa portée politique. Les tiers-lieux sont nés d’une scène alternative à l’histoire militante marquée des utopies communautaires, « l’idée d’une opposition (…) au système et la volonté de repenser la vie des quartiers et des villes en offrant des espaces culturels ou de rencontres alternatifs », écrit Cécile Péchu dans Les Squats. La dimension politique, qu’elle s’incarne dans des espaces de réflexion collective ou dans des modes de gouvernance expérimentaux, est une donnée centrale des tiers-lieux, une partie de son ADN.

Un tiers-lieu, selon Etienne Delprat, cofondateur du collectif YaK, c’est politique.

En faire un objet purement économique, c’est nier cette dimension politique, supprimer sa charge utopique et faire taire un héritage militant jusqu’à ce que la dimension politique du tiers-lieu ne s’énonce plus. Le in vient picorer dans le off un certain nombre de signes alternatifs et se garde bien, en faisant son marché, de conserver les traces de militantisme. L’architecte Etienne Delprat du collectif YA+K fait un parallèle entre une forme galvaudée du Do it Yourself qu’il connaît bien (il est l’auteur de Système DiY et du Manuel illustré de bricolage urbain) et les tiers-lieux : « Le DiY est en miroir des tiers-lieux. Plus personne n’y affirme une dimension politique alors qu’il prend ses racines dans un héritage punk. Il y a une appétence nouvelle du public pour l’alternatif sous toutes ses formes mais il est aussi de la responsabilité des porteurs de projets d’affirmer et de défendre cette dimension politique, militante. »

«Reprendre notre nom, c’est du pillage de tombe», dit Michel Ktu à propos de la Miroiterie, ex-squat libertaire. © Arnaud Idelon

Car derrière ce devenir décor de l’alternatif, c’est bien le risque d’une scène sans substance, instrumentalisée par divers intérêts, en premier lieu économiques, qui se dessine. Les porteurs de projets qu’on a interviewés reconnaissent la nécessité d’une conscience aigüe de ces enjeux et d’un positionnement collectif face à certaines dérives actuelles, dont le très polémique putsch de la Bellevilloise sur l’emblématique squat de la Miroiterie à Ménilmontant. Pour Yoann Till-Dimet (Soukmachines), « c’est vrai qu’aujourd’hui l’urbanisme transitoire peut être une manière détournée de virer les squatteurs et de neutraliser ces espaces ». Il appelle de ses vœux la création d’une fédération pour « se positionner sur les dérives des derniers temps, collectivement ».

«Contre l’haussmanisation, des artistes se sont mobilisés en leur temps. C’est peut-être ce qui se joue aujourd’hui, la disparition d’un certain Paris – où la vogue de l’urbanisme transitoire servirait à faire passer la pilule. En crédibilisant ces copies, on ne va pas dans le bon sens. Il faut revendiquer et défendre un modèle qui est le nôtre.»

Yoann Till-Dimet, cofondateur de Soukmachines

Où est passée l’utopie?

Autre point de friction, l’ambivalence constitutive des tiers-lieux : être, pour reprendre la formule de Yoann Duriaux, figure du mouvement à Saint-Etienne, des « pansements sur une grande fracture ouverte », constituer une réponse précaire et imparfaite aux grands maux contemporains (crises économiques, migratoires, du monde du travail…), un trompe-l’œil qui « cache la lose » et sert de soupape à une société en peine. C’est là, nous dit-il, que le mouvement des tiers-lieux a échoué à faire advenir les utopies dont il tenait la promesse, mais qu’il contient toujours en germe. A charge aux néo-entrants de les faire advenir.

Yoann Duriaux, le «concierge» de l’exposition «Fork the World» à la Biennale du design de Saint-Etienne 2017. © Sylvia Fredriksson

Selon Yoann Duriaux, le phénomène tiers-lieux est un « tsunami » : les pionniers off ont constitué la première vague, l’intérêt croissant (presse, public, milieux académiques) sont le ressac précédant la grande vague, celle du nécessaire passage à l’échelle avec l’arrivée d’acteurs in, dotés d’une grande puissance de réplication et d’industrialisation des expérimentations initiales, pour le meilleur (dont notamment les liens féconds entre écoles et fablabs) et pour le pire (« un certain volume de bullshit… »).

Dans ce jeu de réplication, il serait bon de sauvegarder l’énergie initiale de la première vague. Non pas profiter d’une tendance mais prolonger la mise en réseau à l’œuvre dans le monde des tiers-lieux, favoriser l’échange et le collectif, décloisonner et oublier la sacro-sainte concurrence, coopérer pour désamorcer les tentatives de récup et l’opportunisme économique. La scène française des tiers-lieux pourrait ainsi continuer à être un espace de pensée et de réflexion sur l’innovation, la place de la culture, l’économie collaborative, la fabrique des territoires, qu’ils soient urbains ou ruraux. A charge pour elle de rester militante, en défendant ses valeurs de partage, de progrès, de développement de soi et d’une communauté.

Retrouvez la première partie de cette enquête: Tiers-lieu: enquête sur un objet encore bien flou