Trois acteurs de l’impression 3D évaluent la «bulle» du grand public
Publié le 12 avril 2016 par Fabien Eychenne
Qu’ils proposent des imprimantes 3D en kit, open source ou pliables, les pionniers Emmanuel Gilloz (Foldarap) et Bertier Luyt (Fabshop), comme le cofondateur de la jeune start-up Dagoma Matthieu Régnier, croient tous que le marché grand public, s’il n’est pas mûr, finira par le devenir.
São Paulo, de notre correspondant
L’impression 3D est-elle en crise ? Après les déboires de Makerbot, la cessation d’activité du New-Yorkais Solidoodle (qui depuis 2011 avait tout de même vendu plus de 10 000 imprimantes 3D et employait 70 personnes), le marché affiche toujours une belle croissance, mais elle concerne surtout le secteur professionnel, et pas le grand public. Makery, après avoir établi l’état de l’art de l’impression 3D, poursuit son enquête en donnant la parole à trois acteurs de la fabrication numérique : Bertier Luyt (Fabshop), Emmanuel Gilloz (Foldarap) et Matthieu Régnier (Dagoma).
Bertier Luyt, fondateur du Fabshop:
«Ça reste un marché porteur»
Le fondateur du Fabshop, studio de modélisation 3D et premier distributeur des imprimantes Maker Bot en France (depuis 2012), est aussi l’un des premiers à avoir subi les conséquences des fluctuations du marché de l’impression 3D « personnelle » (Fabshop est en redressement judiciaire). L’organisateur en France des Maker Faire et fondateur du Fabclub défend encore et toujours la fabrication numérique, dont le marché continuera à créer, dit-il, des « milliers d’emplois et des milliards de chiffre d’affaires ».
Votre bilan de l’impression 3D?
« Depuis 2009, dans le monde entier, des dizaines de start-ups se sont lancées sur ce nouveau marché ; des plateformes d’échange de fichiers 3D, des fabricants d’imprimantes 3D, des éditeurs de logiciels, des développeurs de microcontrôleurs et de composants, des producteurs de matériaux, des distributeurs, des médias spécialisés… Bref, un vrai écosystème qui a créé des milliers d’emplois et généré des milliards de dollars de chiffre d’affaires et de valorisation et investi massivement dans la recherche et le développement, faisant progresser la technologie plus rapidement que durant les 25 précédentes années où ces technologies étaient protégées par des brevets.
L’impression 3D «maison» est-elle un leurre?
« La traduction d’imprimante 3D personnelle a laissé croire que ces machines étaient pour tout le monde. Il y a erreur ! Les Américains parlent de “Personal 3D Printer” comme ils disent “Personal Computer” pour l’ordinateur individuel.
« Jusqu’à l’arrivée récente de fabricants proposant des modèles à moins de 300€, l’essentiel de l’entrée de gamme se situait entre 600 et 2 000€, soit très au-dessus des moyens des consommateurs. Aujourd’hui, le géant du jouet Mattel propose son imprimante 3D ThingMaker pour les enfants (à 300$, ndlr). Pour autant, le principal frein à l’adoption par le grand public reste l’apprentissage de la modélisation 3D et du scan 3D, qui demandent un investissement personnel en temps. Les logiciels grand public sont eux largement accessibles, même aux moins à l’aise avec l’informatique. Mais il faut ensuite apprendre à imprimer en 3D, et les échecs d’impression peuvent être très frustrants !
« La démocratisation se fait indirectement, le grand public bénéficiant des possibilités de l’impression 3D à travers les professionnels, ces industriels qui s’en servent pour prototyper et produire des objets et des pièces pour l’aéronautique, l’automobile, la médecine, la pharmacie, les cosmétiques, les produits de luxe et du quotidien ou l’agro-alimentaire…
Et demain?
« Ça reste un marché porteur, et bien sûr à moins de 300€ les particuliers seront tentés de s’équiper, comme à l’époque ils ont acheté des machines à pain… Mais à part les briques des jouets de leurs enfants et quelques accessoires pour la maison, les particuliers ont un besoin limité de plastique monochrome inerte. Les bricoleurs, les makers, peuvent avoir besoin de pièces originales aux formes complexes qui ne se trouvent pas dans le commerce et d’une imprimante 3D pour les fabriquer. Sauf qu’à plus de 300€, ces machines sont plus chères que les outils usuels de l’atelier du bricoleur averti. Les services de fabrication à distance leur permettent néanmoins de commander à la demande les pièces dont ils ont besoin sans investir dans une imprimante 3D domestique.
« Les grands fabricants d’imprimantes papier arrivent sur le marché et vont secouer les positions dominantes des leaders mondiaux Stratasys et 3D System. Fin 2016, HP va lancer ses machines avec la nouvelle technologie Fusion Jet, les autres constructeurs ne sont pas loin derrière. Bien sûr, ces technologies s’adressent d’abord aux professionnels, mais les gammes évolueront avec des machines plus petites et moins chères. L’offre va continuer à se diversifier, les matériaux vont mener cette évolution. Les matériaux d’impression 3D et les technologies d’application vont permettre d’accélérer les temps de fabrication. Car la lenteur de fabrication aujourd’hui est un autre frein à l’adoption par les particuliers, habitués à la rapidité de l’impression 2D et du micro-ondes.
« En permettant les combinaisons de matériaux, en accélérant les temps de production, l’impression 3D deviendra un moyen de production à la demande pour des produits pour lesquels la demande ne justifie pas de production en série : objets personnalisés, collections capsules, outils de fabrication… Il y aura aussi sans doute des micro-usines de production en ville : une célèbre librairie parisienne vient d’installer un robot d’impression de livre à la commande. »
Emmanuel Gilloz, concepteur de la Foldarap:
«L’impression 3D grand public n’est pas pour tout de suite»
Designer industriel tendance maker, Emmanuel Gilloz, cofondateur de plusieurs labs lorrains, est pionnier en France de l’imprimante 3D open source, avec la Foldarap, une imprimante 3D pliable qu’il a conçue dès 2012, puis la Mondrian et l’Alto, machines open source qu’il commercialise via sa société Open Edge.
Votre bilan de 10 ans d’impression 3D?
« C’est l’engouement des amateurs-bricoleurs qui est l’élément le plus marquant. Avec le partage et la collaboration spontanée des individus, le concept de la Reprap s’est simplifié et amélioré au fil du temps. C’est intéressant en soi de construire une Reprap, mais c’est devenu de plus en plus utile et pratique pour n’importe qui aimant bricoler et créer. De plus en plus d’acteurs intéressés par des opportunités commerciales ont également émergé.
Où en est la démocratisation de l’impression 3D?
« En suivant la fameuse courbe de Gartner et son “pic des désillusions” (le cycle du hype), on pourrait parler d’une “bulle” de l’impression 3D. La valeur des entreprises du secteur cotées en bourse a rapidement augmenté avant de redescendre à des niveaux plus raisonnables. L’impression 3D grand public n’est pas pour tout de suite. C’est positif qu’elle devienne potentiellement accessible à tout le monde (grâce aux baisses de prix). Mais tout le monde n’est pas encore prêt à investir le temps nécessaire en connaissance et savoir-faire associés. L’impression 3D, ce n’est pas magique.
« Le cas de Mattel, qui touchera les parents qui ont connu le jouet tout en le présentant sous la forme d’un nouveau produit, est un intelligent coup de communication. Et d’après les vidéos de démo, c’est assez bien fait, même si ça reste de la fabrication d’après modèles fournis, personnalisée et combinée par l’utilisateur. Ce qui est vraiment fun, c’est de créer des choses de zéro ! Pour le reste du marché — c’est un constat fait par la plupart des acteurs du secteur —, d’un côté, le marché représenté par le grand public n’est pas encore prêt, de l’autre, il y a pléthore de machines low-cost, notamment en provenance d’Asie, une gamme sur laquelle il n’est pas forcément intéressant d’être présent aujourd’hui. La récente fin de Solidoodle ou le repositionnement plus ancien pour cibler les professionnels de Sculpteo viennent appuyer ce constat.
Et d’ici 10 ans?
« D’ici là, tout devrait peu à peu se mettre en place, avec des technologies plus performantes et surtout, un public mieux formé et informé des applications potentielles (notamment grâce aux jeunes et étudiants d’aujourd’hui qui seront plus tard l’équivalent des digital natives version makers). Et comme “la technologie n’est pas neutre”, on espère bien participer à tous ces changements et en profiter pour diffuser nos valeurs en chemin ! »
Matthieu Régnier, cofondateur de Dagoma:
«Le marché grand public grandit»
Matthieu Régnier, 28 ans, est l’un des deux fondateurs du « champion français de l’imprimante 3D en kit », Dagoma, start-up créée à Roubaix en 2014, qui propose un kit à monter soi-même pour 299€. Cet ingénieur représentatif de la deuxième génération de fabricants d’imprimantes 3D estime que la démocratisation est en marche.
L’impression 3D a déjà 10 ans…
« Depuis 2006, sous l’impulsion du phénomène Reprap et du gigantesque mouvement open source qui a suivi, l’impression 3D grand public grandit. Chez Dagoma, nous souhaitons que l’impression 3D arrive dans tous les foyers et sommes convaincus qu’il s’agit d’une première étape pour que chacun devienne acteur et producteur de sa consommation. C’est dans l’air du temps bien sûr : re-localisation, personnalisation, création unique et originale, pour un usage, une consommation et des besoins uniques… car nous sommes tous différents.
« Le rachat de Makerbot (par Stratasys en 2013, ndlr) est le premier d’une longue série. Nous sommes au début d’une aventure extraordinaire. Il y en a eu, dans le monde des ordinateurs, des rachats et des changements. Et, comme du côté des imprimantes, il ne reste que peu de marques en lice. Aujourd’hui, il y a beaucoup de fabricants d’imprimantes 3D dans le monde, leur nombre devrait décroître. Les trois grandes technologies d’impression 3D ne sont pas mûres. Des évolutions et des ruptures vont arriver. N’oublions pas que Stratasys n’a pas acheté simplement Makerbot, mais également Thingiverse, la plus grande plateforme de partage de fichiers 3D du monde…
Et demain?
« Nous sommes sur un marché en mouvement permanent. Dagoma continue de grandir et souhaite proposer les imprimantes les plus accessibles, afin de démocratiser cette technologie fantastique. Nous sommes profondément convaincus que le marché du grand public est en train de grandir. Les possibilités de créations offertes par des imprimantes simples et accessibles sont en train d’exploser. L’impression 3D et l’objet imprimé n’ont pas uniquement vocation à rester inertes, les limites de l’impression 3D sont loin d’avoir été découvertes.
Retrouvez la première partie de notre enquête sur l’impression additive. A lire prochainement sur Makery, le dernier volet de cette série, qui s’intéressera à l’histoire des ruptures technologiques.