Hackers & Designers : un summer camp pour questionner le pouvoir par la création et l’action collectives
Publié le 9 août 2024 par Lyndsey Walsh
Pendant dix jours en juillet, Hackers & Designers a organisé l’édition 2024 de son summer camp avec un programme rempli de workshops, d’interventions, d’activités communes, de sessions radio et d’expériences collectives centrées sur le thème « Unruly Currents & ; Everyday Piracy » (« Courants indisciplinés et piraterie quotidienne »).
Niché entre de vastes champs agricoles et d’étroites routes de campagne, Het Wilde Weg, dans la zone naturelle Het Groene Woud aux Pays-Bas, était parcouru de courants indisciplinés et de piraterie quotidienne conduits par une équipe de hackers, de designers, d’artistes et de makers, du 15 au 25 juillet. Les 30 résidents du Summer Camp 2024 ont suivi un programme de workshops, d’émissions de radio pirate, d’explorations et de jeux intergénérationnels, et de piratage post-numérique.
Considérant le piratage comme un processus génératif, qui facilite les cultures de co-création, de co-propriété, de respect mutuel et de responsabilité, les résidents ont non seulement été invités à concevoir le programme du camp, mais ont également mis en place les codes de conduite, réimaginer les façons de travailler ensemble et de collaborer, et rêver à de nouveaux récits sur la façon dont la vie, la fabrication et l’être collectifs pourraient exister.
Pour cette édition, Hackers & Designers a collaboré avec MU Hybrid Art House dans la mise en place d’un programme parallèle destiné aux enfants de 6 à 12 ans, favorisant ainsi dans les relations et les activités intergénérationnelles.
Alors que les journées étaient remplies d’une pléthore d’activités et de workshops, les soirées suivaient une routine rythmée par les repas en groupe et les sessions d’enregistrement en direct de l’émission de radio Pirat(e)s de Hackers & Designers, diffusée en direct à 20 h 30 CET. L’émission Pirat(e)s, organisée collectivement par les participants au camp, s’est imposée comme l’exemple même de l’apprentissage, de la fabrication et de la vie en commun, car tout le monde se rassemblait pour partager les contributions des événements de la journée, les résultats des workshops, les bulletins météo, les évaluations astrologiques, les rêves enregistrés, les histoires courtes, la musique, les jingles, et bien d’autres choses encore.
Puissance électrique, puissance sociale
Arrivée à mi-parcours du programme du camp, je me suis retrouvée à chercher un abri dans la salle de Het Wilde Weg, au milieu d’un public accueillant mais déjà très actif, et des sessions quotidiennes en cours, alors que la pluie tombait à verse.
Pour ma première incursion dans les courants turbulents et le piratage quotidien, j’ai participé à la création de la pile Li-bat durant laquelle les animateurs du workshop, qui utilisaient le nom collectif Rufus, nous ont mis au défi de réexaminer notre relation avec les systèmes de pouvoir, qu’ils soient sociaux ou électriques. Équipés de potentiomètres électriques, nous avons cherché à savoir la quantité d’énergie consommée par nos appareils préférés, et à imaginer collectivement des formats alternatifs pour le stockage, le transport et l’utilisation de l’électricité. Nous avons découvert que notre sèche-cheveux et notre bouilloire électrique, utilisés régulièrement, étaient des consommateurs électriques étonnamment gourmands, tandis que des appareils tels que le clavier électrique du camp affichaient une consommation plus faible au fil du temps.
« les animateurs du workshop nous ont mis au défi de réexaminer notre relation avec les systèmes de pouvoir, qu’ils soient sociaux ou électriques. »
Notre dépendance technologique à l’égard de l’énergie nous rend également dépendants des infrastructures institutionnelles et nationales qui opèrent son transport et sa distribution, rendant l’accès à l’énergie impossible pour certains alors que d’autres vivent dans l’abondance. Rufus nous a encouragés à imaginer des moyens de repenser collectivement la distribution de l’électricité, et à remettre en question les pratiques prédominants de transfert et de consommation de l’énergie.
L’accès en tant que pratique frictionnelle permanente
En réfléchissant à l’accès aux courants souterrains turbulents et aux questions de vie privée durant la quête de la pile Li-bat, je me suis souvenue du principe central du texte de Aimi Hamraie et Kelly Fritsch « Crip Technoscience Manifesto » et de son approche visant à « conjurer les pratiques frictionnelles de la production d’accès ».
Dans leur manifeste, Hamraie et Fritsch, chercheuses et activistes du handicap, affirment que les pratiques frictionnelles de production d’accès doivent avant tout reconnaître que « la science et la technologie peuvent être utilisées à la fois pour produire et démanteler l’injustice ». Générées par les frictions inhérentes à la production d’accès, ces formes de refonte du monde, de justice – en particulier dans le contexte de la justice pour les personnes handicapées – et d’accessibilité doivent à la fois résister et pirater les systèmes, les dispositifs et les technologies en ayant conscience de la non-innocence inhérente à la technoscience, en incarnant une pratique que la chercheuse et philosophe féministe Donna Haraway appelle « témoignage modeste ».
L’influence de Crip Technoscience avait déjà imprégné le camp Hackers & Designers quand j’y suis arrivée. Plus tôt, le workshop Criptastic Hack Meeting: Riding / Snorkeling / Surfing and Burrowing into Time Undercurrents, mené par les membres de la coopérative Hackers & Designers Anja Groten, Pernilla Manjula Philips, et Heerko van der Kooij avait présenté aux participants la notion de « Crip time », conceptualisé par la chercheuse féministe, queer et spécialiste du handicap Alison Kafer.
Crip time est un concept utlisé par Kafer pour imaginer de nouvelles façons de comprendre le temps et de s’y engager, qui englobent et reconnaissent les réalités vécues et les incarnations en dehors des modes, des pratiques et des engagements normatifs.
Cette édition du Criptastic Hack Meeting au camp est la continuation d’un plus grand projet qu’Anja, Pernilla, et Heerko ont développé ensemble avec le collectif berlinois MELT (Ren Loren Britton & Iz Paehr).
J’ai participé à la deuxième session du Criptastic Hack Meeting où nous avons réimaginé le temps en piratant, réaffectant et reprogrammant des montres-bracelets à encre électronique, en utilisant une combinaison de code et de prototypage analogique. Anja, Pernilla et Heerko nous ont aidés à trouver de nouvelles façons de refaire, d’encoder et d’utiliser ces montres-bracelets programmables qui pourraient diffuser de l’information, médiatiser différentes formes d’être dans l’espace et le temps, et inciter les utilisateurs à repenser non seulement « l’accès » mais aussi l’acte de partager et de communiquer les « besoins d’accès ».
Journée des sports spéculatifs et foulées de grand-mère
Le Criptastic Hack Meeting n’était pas le seul évènement à réimaginer des courants souterrains indisciplinés et encourager le piratage quotidien. Lors de mon deuxième jour au camp, j’ai assisté à la journée des sports spéculatifs animée par l’artiste multidisciplinaire Sade (aka EXICON) et l’éducateur militant abolitionniste de la prison Sid. Sade et Sid nous ont guidés dans la réimagination du sport en repensant les rituels et les valeurs appliquées aux jeux et au gameplay.
En partageant nos jeux d’enfance préférés, nous avons collectivement cherché à questionner la facilitation des choix ouverts dans les jeux et les types de systèmes de valeurs qui déterminent les « bonnes possibilités » par rapport à celles qui sont potentiellement moins désirables.
Cette session a été très joyeuse, notre groupe intergénérationnel a partagé des jeux qui étaient pour certains des jeux de leur enfance, alors que pour d’autres ils étaient nouveaux, ainsi que des jeux inventés auxquels personne, à notre connaissance, n’avait jamais joué auparavant. Le prototypage de ces jeux inventés a été rendu possible grâce au tableau de conception de jeux de Sade et Sid qui proposait des catégories de jeux telles que jeux à thèmes post-apocalyptiques, jeux de cartes, et le jeu furtif appelé « foulées de grand-mère », dont nous avons appris collectivement qu’il porte de nombreux autres noms selon l’endroit où vous vous trouvez dans le monde.
Nous avons également piraté des jeux familiers, tels que le jeu de cache-cache, en testant différentes variantes de règles, ce qui a ouvert l’espace à de nouvelles façons non normalisantes de se rapporter à l’incarnation, au jeu et à la performance.
Vous et le World Wide Web : travaillons sur le remix
« Fabriquer des espaces numériques en ligne m’a semblé être la résurrection d’une langue oubliée de mon passé. »
Les liens entre les systèmes de valeurs culturelles et les mécanismes et systèmes d’interaction sont également apparus lors du workshop Website Fabulations dirigé par la développeuse, designer et artiste Doriane Timmermans. En participant à la deuxième session de l’atelier, je me suis retrouvée profondément immergée dans l’étherpad collectif où les participants codaient avec enthousiasme différentes fictions inter-sites web en utilisant des feuilles de style en cascade (CSS) qui réimagineraient la façon dont le web pourrait fonctionner.
L’exploration collective de ces modifications possibles de sites web a mis en évidence la façon dont, ces dernières années, l’importance de la personnalisation des pages web par l’utilisateur s’est opposée aux interfaces utilisateur proposées par des entreprises de plus en plus nombreuses sur le web. En tant que personne ayant passé une grande partie de son enfance et de son adolescence sur MySpace et Tumblr, ces utilisations actuelles de CSS pour créer des espaces numériques en ligne m’ont fait l’effet d’une résurrection d’un langage oublié de mon passé, inspirant également un sentiment plus nostalgique d’émerveillement à propos de tout le potentiel qui existait dans les anciens espaces communautaires sur le web.
Doriane explique que le cadre du workshop a été inspiré par les notions de tactical design (design tactique), selon l’approche de la designeuse d’interaction Nolwenn Maudet, qui consiste à concevoir dans le contexte et face à ce qui existe déjà. Dans le cadre de la conception tactique, il y a une friction entre les choix de l’expérience utilisateur de l’individu et la norme telle qu’elle a été établie. En utilisant les extensions de navigateur comme format possible pour la conception tactique, le groupe a cherché à explorer les limites de la façon dont le web peut être fabriqué pour résister aux modes standard de fonctionnement et d’expérience utilisateur.
Parmi les interfaces codées au cours de l’atelier, citons un écran qui n’est visible que si deux utilisateurs sont connectés, un écran qui se divise en deux chaque fois qu’un lien est cliqué, écran qui n’est basé que sur des images, ou un autre où tout est modifiable.
Le piratage : une culture de co-propriété, de co-création, de respect mutuel et de responsabilité
Le soir de la 10e et dernière journée du camp, nous nous sommes rassemblés autour de la dernière session d’enregistrement de Pirat(e)s Radio. Notre dernier hack pour pratiquer la piraterie au quotidien a été partagé par l’animateur radio et membre de la coopérative Hackers & Designer Juliette Lizotte qui a lu le texte « Everyday Piracy » de Nous Sommes Partout.
La récitation de Juliette a donné vie aux mots lus qui nous rappelaient à tous : « Si l’espace que vous habitez vous définit en tant qu’usager, c’est parce que vous êtes dominé par lui, parce que le grand filet de la discipline ne vous fournit pas les ciseaux nécessaires pour y découper une zone vivable ».
Ces petits actes – ces perturbations, ces imaginaires ludiques, ces pratiques frictionnelles, ces actes de résistance, ces moments de fabrication générative et communautaire – sont des processus continus, alors que nous quittons le camp engagés, décidés à agir en tant que pirates du quotidien.
Lyndsey Walsh est résidente de Makery pour Rewilding Cultures pendant l’été 2024.