Derniers jours pour «Imprimer le monde»
Publié le 13 juin 2017 par Ewen Chardronnet
L’exposition «Imprimer le monde» est visible jusqu’au 19 juin au Centre Pompidou à Paris. Un panorama de l’impression 3D dans l’art et le design contemporains.
Vite, vite, il ne reste qu’une semaine pour découvrir Imprimer le monde au Centre Pompidou. L’exposition fait partie de la nouvelle manifestation Mutations/Créations, « un observatoire critique de la création la plus contemporaine en lien avec les technologies numériques », qui expose également le designer Ross Lovegrove et proposait la riche série d’événements Vertigo.
De la photosculpture à l’impression 3D
Imprimer le monde explore l’impact des machines à commande numérique, des cultures hacker et maker sur la création artistique contemporaine, l’architecture et le design. L’exposition s’ouvre sur une frise historique de l’impression 3D qui remonte aux origines et même au-delà, puisque sont présentés les outils de mesure de la perspective au XVIème siècle et la photosculpture. Inventée par François Willème en 1859, cette technique de reproduction photographique produit des objets en relief, sans sculpteur. En 1929, le processus sera systématisé par Claudius Givaudan et sa machine qui procède par projection de raies lumineuses évoquant le slicing de l’impression 3D.
La photosculpture par Marcus Adams, British Pathé, archive vidéo, 1939 (en anglais):
La technologie de calcul computationnel va intensément se développer pendant la Seconde Guerre mondiale. John von Neumann, le scientifique qui a conçu le superordinateur à l’origine de la bombe atomique, prouve la possibilité logique de l’autoréplication alors qu’il travaillait sur l’idée d’un robot capable, à partir de matériaux trouvés, de produire n’importe quelle machine décrite dans son programme, y compris une copie d’elle-même. En 1948, Kinematicon, la première machine d’autoréplication conçue par von Neumann, anticipe en quelque sorte l’imprimante 3D open source RepRap.
La frise contextualise science et fiction. Ainsi, les possibilités ouvertes par von Neumann inspirent en 1956 l’écrivain Philip K. Dick, dont la nouvelle Pay for the Printer évoque un procédé réplicatif d’objets. Un an plus tard apparaît le premier logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO) conçu par Patrick J. Hanratty. Et la première occurrence du terme hacking date de 1959. En 1964, Arthur C. Clarke, le scénariste de 2001, l’odyssée de l’espace, imagine l’invention ultime, « The Replicator », une machine qui pourrait reproduire des objets à l’infini.
Une exposition orientée design
Si la timeline de l’impression 3D est passionnante et plutôt bien conçue, l’exposition ne peut malheureusement pas aborder l’ensemble des vastes territoires ouverts par la frise. Peu d’œuvres évoquent en réalité la science-fiction, l’univers de Asimov, Dick ou Clarke. Ni même le glitch, le défaut, le bug dans l’impression 3D qui révéleraient la condition trop humaine de nos machines. Nous sommes plutôt du côté du design d’objets fonctionnalistes (chaussures New Balance et prototypes de chaises), ou de l’objet spéculatif bien conçu et fini.
Peu de choses aussi sur le monde des fablabs en tant que phénomène social coopératif, rien sur le regard d’artistes investiguant les problématiques d’accès aux machines et au savoir-faire dans les zones à faible inclusion sociale, sur les problématiques d’évangélisation coloniale soulevées par la nouvelle proto-industrie de la micro-impression 3D. Pour autant, le catalogue associé est fort riche de perspectives critiques.
Spéculations et nouveaux process
L’exposition balaie cinq champs de l’impression 3D : « Spéculations », « Design, nouveaux process », « Prototypes », « Espaces acoustiques » (où l’Ircam, l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, partenaire, déploie le son en 3D) et « Nouvelles matérialités ». La catégorie « Spéculations » expose les travaux d’artistes dont Makery vous a déjà parlé, comme Morehshin Allahyari et Daniel Rourke du Additivist Cookbook, Heather Dewey-Hagborg ou encore Grégory Chatonsky. On y trouve aussi la série Dessein Global d’Achraf Touloub qui se joue du statut des images contemporaines circulant sur l’Internet. L’artiste en a récolté huit qu’il a reproduites à la main, scannées puis transmises pour impression 3D sous forme de bassins à eau à Shapeways. Chaque bac porte le titre de l’image originelle : photographies numériques d’une chambre à louer (Airbnb room), d’un camion recouvert de tags (Van (graffiti)), d’une grappe de pommes (Wet Apples), captures d’écran d’un forum en ligne (The Forum), d’une chaîne d’info (Aljazeera Live (Tahir Square), d’un site de vêtements (Street Goth), images d’une arborescence (Racine) et d’une page de manga (Scan Page 140). L’artiste se joue de la fonction du moule et de l’incongruité des images et intrigue, non sans humour.
Côté « Nouveaux process », ce sont les interventions pédagogiques « Digital Crafts, l’atelier » des franciliens In-Flexions (François Brument, Sonia Laugier) et des Arts Codés, comme celle de l’Advanced Design Studies Unit de l’université de Tokyo, qu’on a repérées. Les étudiants du projet Harvesting Plasticity (2015) sous la direction de Yusube Obuchi et de l’architecte Kengo Huma ont dessiné sur place la magnifique canopée Drawn Pavilion avec un stylo d’impression 3D de filaments d’acide polylactique biodégradable conçu par Kevin Clement et Anders Rod.
Timelapse de l’installation «Drawn Pavillon» (réal. Centre Pompidou, 2017):
Du pixel au voxel
« De la même façon qu’à la Renaissance les technologies de l’information quittèrent le langage pour l’image, de même aujourd’hui la technologie et la culture globale sont passées du visuel au spatial : de la 2D à la 3D, du pixel au voxel, de la projection perspective au nuage de points (point cloud) volumétrique », écrit l’historien de l’architecture Mario Carpo dans le catalogue. Justement, l’exposition présente la Voxel Chair V1.0 du CurVoxels Design Group Research, un prototype de test du processus de division en voxels, ces pixels volumétriques, à partir du modèle d’une chaise Panton – la première des chaises en plastique moulée monobloc, conçue en 1967 par Verner Panton. Les étudiants du studio de design de la Bartlett School of Architecture de Londres, sous la direction des designers Gilles Retsin et Manuel Jiménez Garcia, ont développé une technique d’impression 3D de structures à grande échelle grâce à une extrudeuse produisant des fils d’une épaisseur de 4 à 6mm dans l’air, sans soudure.
«Voxel Chair V1.0», processus de fabrication (réal. CurVoxels):
La pièce majeure de la section « Prototypes », et sans doute de l’exposition, est Grotto II, Digital Grotesque des architectes Michael Hansmeyer et Benjamin Dillenburger. Le projet dessine une grotte archétypale en faisant appel aux algorithmes de subdivision comme principe génératif, reproduisant le mécanisme de division des cellules au sein des organismes vivants. Caverne mythique, mais également architecture baroque à la profusion ornementale, Grotto II est un maillage de 260 millions de facettes à la résolution du dixième de millimètre. La pièce a été réalisée pour la collection du Centre Pompidou.
Métamatérialités du MIT
On n’est guère surpris de retrouver à plusieurs reprises le prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) dans la section « Nouvelles matérialités ». C’est le cas de certains prototypes de Skylar Tibbits et Christophe Guberan du Self-Assembly Lab et leur projet Progammable Materials. Les matériaux programmés réagissent et évoluent au sein de leur propre géométrie. Des métamatériaux aux matériaux machines.
Skylar Tibbits présente Self-Assembly Lab, réal. MIT (en anglais):
On peut également voir les travaux du Tangible Media Group du MIT Media Lab, dont Cillia, cette méthode d’impression 3D de cheveux artificiels qui produit un matériau sensible au son, au toucher comme à l’environnement atmosphérique.
Cillia, une nouvelle matière de cheveux artificiels 3D, réal. MIT (en anglais):
Marchandisation, gadgétisation, selfisation…
Le catalogue de l’exposition aux éditions Hyx relève quelques points critiques sur la multiplication des objets imprimés, à l’instar du photomaton 3D – votre buste scanné est transformé en figurine 3D façon superhéros, footballeur, princesse, etc. Bientôt, nous ferons aussi facilement des scans 3D que des photos avec nos téléphones et nous assisterons à l’avènement des sculptures selfies, signale Mario Carpo.
La chercheuse en architecture et design Sophie Fétro critique cette potentialité de reproduction infinie d’objets bon marché, se référant au philosophe des techniques Jacques Ellul dans sa critique des gadgets qui nous entourent. « L’impression 3D n’échappe pas à une logique de marché et à une récupération mercantile contribuant à la surproduction de petits objets faibles sur le plan de l’usage et de l’expérience, souligne-t-elle. La question est alors de savoir si cet état de fait va évoluer en fonction des possibilités des nouvelles imprimantes et de la lassitude du public à l’égard de ces objets ou si l’impression 3D est vouée à une production de gadgets pour lesquels les moyens de mise en œuvre engagés sont totalement disproportionnés par rapport au service rendu. »
«Certaines démarches qui combinent offre commerciale et démarche participative frisent parfois l’hypocrisie, trouvant là un créneau commercial en surfant sur le développement des ateliers de fabrication avec une finalité commerciale au service d’intérêts privés.»
Sophie Fétro, catalogue «Imprimer le monde»
Sophie Fétro appuie où ça fait mal : « Finalement, c’est à la marge, et dans des proportions très déséquilibrées, que la fabrication additive et plus largement la réplication numérique sont interrogées pour leurs propriétés esthétiques spécifiques et leurs potentialités créatives. Si ses principes généraux sont posés, il n’en demeure pas moins que certains objets peuvent apparaître comme décevants, pâtissant d’un stade d’évolution technique encore en devenir et de sollicitations peu aventureuses. »
Encombrer le monde
Le théoricien de l’architecture Christian Girard, quant à lui, évoque le fantasme coopératif du faire défendu dans les fablabs. Face à la robotisation quasi accélérationniste du monde, et « alors qu’une pensée matérialiste reste confinée dans son champ du mental, de l’idéation, de l’idéal, de l’esprit diront certain(e)s, s’annonce la possibilité d’une pensée matérialisante, qui a directement et sans délai une conséquence matérielle, objective, dans le monde des objets, des artefacts, des productions humaines. S’il n’y a plus de labeur dans la conception et fabrication des objets, disparaissent des notions jusqu’à présent inébranlées au premier rang desquelles l’artisanat, le craft – l’idée de digital craft, quelque peu surestimée, n’y échappant pas plus –, le fabriquer, le faire. »
Une pensée matérialisante dont il perçoit déjà les excès : « Avec l’arrivée possible, probable, de l’objet pensé-fabriqué en temps réel, à volonté et à coût de moins en moins élevé, grâce au recyclage de matières et à l’automatisation et la robotisation intégrale, imprimer le monde deviendra synonyme d’encombrer le monde. Une invasion d’objets, une saturation sans fin de l’espace et des territoires par des objets que chacun produirait avec la même facilité avec laquelle chacun pense ou croit penser, n’aurait pas forcément belle allure. »
A méditer.
«Imprimer le monde», exposition jusqu’au 19 juin, catalogue aux éditions Hyx (336pp., 24€) ; Ross Lovegrove, exposition jusqu’au 3 juillet 2017 au Centre Pompidou