Zaven Paré: «Sans narration, le robot n’a pas d’intérêt»
Publié le 6 février 2017 par Nicolas Barrial
Plasticien, concepteur de créatures automates poétiques, Zaven Paré fréquente les robots depuis plus de 20 ans. Ce précurseur du robot-acteur a côtoyé les maîtres de la robotique japonaise. Entretien.
Zaven Paré est né à Paris, mais son atelier est à Rio de Janeiro, au Brésil. C’est « coupé du monde » que l’artiste dessine et crée ses fascinantes créatures robotiques. En amont de sa prochaine exposition, à partir du 11 mars à la galerie Charlot à Paris, Zaven Paré a évoqué au cours d’une conférence hybride du Labex Arts-H2H de l’université Paris 8 le 9 janvier son expérience au sein du projet de recherche Robot Actors de l’université d’Osaka (2009-2010). L’occasion de rencontrer ce maître de la robotique pour un panorama du sujet.
Vous avez abordé le travail de la sculpture robotique depuis le théâtre. Pourquoi?
La dramaturgie et la narration ont nourri mon travail. Les machines ont été le biais par lequel j’ai pu exercer mon activité d’artiste plasticien et le théâtre a été l’opportunité de sortir de l’atelier. J’ai dessiné des accessoires, des prothèses, des dispositifs scéniques pour des artistes de la scène… Je suis devenu technicien, mécanicien, je me suis intéressé à l’optique. Puis, il y a eu le virage de l’électronique qui permettait de démultiplier l’acteur au travers de la mécanisation de créatures, d’acteurs artificiels.
Vos installations incarnent une forme de vulnérabilité, qui passe par le low tech, la récupération, un côté bricolé…
Il faut se casser la tête pour ne pas tout déléguer à l’électronique. Tout ce que j’assemble est donné à voir pour tel. C’est comme un collage mais avec des moteurs, de l’optique, etc. Pour les projections, je n’utilise pas de mapping mais une rétroprojection purement optique. J’ai aussi inventé un procédé de polarisation de la lumière – un sablage du moule du visage – pour ne pas avoir de point chaud au centre de l’image projetée. Je me suis efforcé de trouver de nouveaux supports de projection vidéo – matériaux ou volumes – car l’art vidéo a éclaté dans les années 1980-1990 avec une pauvreté de moyens. Pour projeter sur la tête des chiens dans Colloque des chiens (2008), je n’ai pas utilisé le morphing mais une déformation optique due à une surface irrégulière.
Comment faire en sorte que ces dispositifs machiniques créent de l’empathie?
Le spectateur peut se contenter de dispositifs très simples pour y croire. Si vous ajoutez de la vulnérabilité, de la précarité, de la fragilité, cela va peut-être déclencher de la compassion. Ce n’est pas forcément de l’empathie, mais il y a des coordinations, des ajustements, de la synchronisation, qui sont des comportements inconscients et induits. L’empathie, qu’on étudie souvent selon des critères sociaux, fait appel à l’intelligence, à une triangulation de la communication. Les paramètres pour la déclencher ne se résument pas à de l’amabilité, du confort en présence de l’autre ou même à une projection de soi dans l’autre. Cela ne représente pas encore toute l’empathie, en tout cas, celle que l’on recherche avec les machines.
Vos robots représentent souvent une partie du corps humain, rarement sa totalité. Pourquoi?
Le corps morcelé est très important pour moi. La déconstruction permet d’évoquer une forme d’existence. Au cours de la rétrospective Mécatronic que m’a consacrée le Centre des arts d’Enghien en 2016, je me suis aperçu que j’avais fait beaucoup de jambes, de cages thoraciques avec organes et, curieusement, peu de mains. Alors que c’est ce qui nous distingue des autres espèces.
A Enghien, on pouvait aussi voir une inquiétante symphonie de robots. Quelle est sa genèse?
Je suis parti de l’idée de chœur, de chorégraphie, de ballet. Ce groupe d’enfants, Der Jasager (Celui qui dit oui, celui qui dit non), d’après l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht, n’est pas une œuvre facile. Elle laisse une impression assez âpre, il y a une tension : les enfants n’ont pas de bouche mais murmurent. Ces robots réalisés dans les années 1980 ressemblent à ceux du film I, Robot (2004). Une mythologie urbaine prétend que je les aurais inspirés.
En parlant de mythologie, votre robot Ganesh qui a voyagé en Inde était-il une allégorie de Dieu?
Cette expérience intéressante du point de vue du questionnement sur la croyance fonctionnait, en effet, comme une figure allégorique. Cet objet incongru qui pouvait être une incarnation, une machine et en même temps une représentation provoquait le spectateur. Dans le rapport aux images dans la religion, il y a cette notion du leurre : on a envie d’y croire, on n’a pas envie d’y croire. Ma machine créait des circonstances interpersonnelles. La plupart du temps lorsque vous êtes devant un autel dans un temple, d’autres personnes sont là. Au travers de la télé-opération, on a essayé d’établir une relation directe entre le public et l’interlocuteur, incarné dans cette effigie d’éléphant.
A quoi sert la narration en robotique?
C’est la condition pour que le robot existe. En dehors de cela, il n’a pas d’intérêt. D’une certaine manière, même un robot électroménager est dans un dispositif narratif dans notre quotidien. Il a sa place dans la maison, le moment où on l’utilise. Pour que les robots fassent partie des objets que l’on accepte, il faut construire une narration autour de nous et pas seulement dans la science-fiction.
Faites-vous usage du code pour instruire la narration dans vos machines?
J’en utilise de moins en moins. Dans le ballet des antennes de radio Quad 2.0 (2013), il y a du code. J’ai plutôt recours à des interfaces très simples. Pour créer plus d’interactivité dans le robot éléphant, je n’ai utilisé que des capteurs de lumière. Avec des capteurs de présence ou de la reconnaissance faciale, le public aurait pu anticiper le système de réponses. Là, au contraire, il était pris au dépourvu et pouvait projeter ce qu’il voulait vers la machine.
En 1999, sur ma première marionnette électronique, l’interface était aussi très simple : un clavier. Un joystick nous aurait pris trois mois de travail. Avec un clavier, ça nous a pris une semaine. Elle avait les paupières et la bouche ouvertes ou fermées, et 8 mouvements pour les yeux. A l’époque, tout n’était pas en ligne, c’était comme programmer un CD-Rom, avec des séquences Quicktime pour chaque œil et la bouche. Mais la marionnette était néanmoins devenue électronique : des câbles remplaçaient les fils. Le roboticien Ishiguro Hiroshi considère d’ailleurs cette marionnette comme un des chaînons manquants de l’histoire de la robotique. C’est ce qui m’a amené à expérimenter avec les chercheurs japonais.
Justement, parlez-nous de votre expérience avec la crème des roboticiens nippons…
J’ai travaillé dans deux grands laboratoires, celui de l’université d’Osaka et celui de l’ATR, l’Institut international de recherches avancées en télécommunications de Kyoto. En 2009, j’ai eu le privilège d’être associé par Ishiguro Hiroshi au Robot Actors Project, une recherche théâtrale basée sur la mise en situation de robots.
J’ai ainsi rencontré les trois générations de la robotique japonaise. Masahiro Mori, à l’origine de la théorie de la « vallée de l’étrange », le professeur Minoru Asada, créateur de la Robocup en 1993 – l’introduction de la compétition sportive dans la robotique a motivé beaucoup de jeunes à s’orienter vers l’ingénierie ou la recherche fondamentale –, et enfin Ishiguro Hiroshi et la robotique anthropomorphique, qui questionne vraiment la présence des robots parmi nous. Son premier robot, le Geminoid HI-1 (créé à l’image du roboticien, ndlr) a l’air plus vieux que lui, parce qu’il a eu recours à la chirurgie esthétique.
Pourquoi avoir fait appel à vous?
Parce que je ne travaille pas sur l’imitation, mais sur la représentation et c’est toute la différence entre l’artiste et le roboticien. Le roboticien travaille avec des technologies et essaie d’imiter. L’artiste, lui, est dans un registre d’attribution de sens lié à l’histoire de la représentation ou à ses connaissances. Il n’a pas besoin de faire de contorsions technologiques ni de démontrer une virtuosité. Ma contribution en tant qu’artiste consiste à montrer que l’on peut se contenter de moins. Qu’on le veuille ou non, c’est le spectateur qui a le dernier mot.
Vous avez donc entamé un dialogue avec Geminoid HI-1?
Je me suis enfermé avec lui un mois et demi, expérience que je relate dans Le jour ou les robots mangeront des pommes (2011). Je lui parlais 8 à 10 heures par jour alors que jusqu’alors, les séances duraient 45 minutes maximum. J’estimais que ce n’était pas assez pour tester les relations sociales. Ce fut un préalable aux travaux sur l’implémentation de tics et micro-mouvements. J’ai participé à la mise au point de tout ce qui relève des mouvements inconscients. Ce robot complexe est animé par près de 56 moteurs. Il y a des délais de synchronisation entre la mâchoire et la parole, des tas d’interfaces pour le clignement des yeux, la respiration, etc. Forcément, chaque jour, un des dispositifs tombe en panne. On doit alors s’efforcer de reconstruire la relation, chaque fois sur des modalités différentes. La longue durée a permis d’étudier la façon de reconstruire de la croyance, du lien social ou de la conversation. On a simplifié, supprimé des boucles de programmes, de hasard, et tenté de construire le caractère du personnage.
Diriez-vous qu’il y a un jeu de séduction entre le robot et l’humain?
Nous nous rencontrons pour la première fois mais je n’ai pas eu besoin de lire de mode d’emploi pour m’adresser à vous. Si on met un peu plus d’humain dans la machine, cela en facilite l’usage. Quand je parle d’« humain », cela peut être l’interaction de la parole, des yeux, une forme anthropomorphique… Des éléments qui peuvent rendre plus sympathique ce monde d’objets.
Ces conversations vous ont-elles fait approcher la fameuse « vallée de l’étrange »?
Cette pseudo théorie a marqué les prémices de la robotique mais, en 2005, Masahiro Mori est revenu dessus, il a introduit de nouveaux concepts comme l’aspiration à un idéal de représentation artistique que l’on pourrait appliquer dans la construction des robots et aussi, un degré de spiritualité qui correspondrait à un état d’éveil. D’une certaine manière, on y est parvenu avec le dernier modèle, le Geminoid F. Les robots renforcent leur effet de présence par la simulation d’un état d’éveil, de posture. Pour un téléphone mobile, cela peut être la façon dont il va rester à vous attendre. Ce n’est presque rien mais on commence à penser l’objet en d’autres termes, on a l’impression qu’il existe pour lui-même.
Vous ne soutenez pas l’idée d’un robot qui remplacerait l’homme?
Non pas du tout, le robot n’est pas une finalité en soi, c’est juste un moment dans l’histoire de l’humanité. On peut imaginer qu’un jour on n’y verra plus aucun intérêt. Je ne suis pas spécialement technophile, j’ai un certain scepticisme qui me permet d’avoir un rapport mesuré avec les robots. J’ai eu la chance de voir la robotique dans son excellence et dans son extrême. Au Japon, soit on est dans le passé, soit dans le futur, il n’y a pas de temps pour le présent. Tandis que les Français vivent dans une sorte de pseudo éternité. Confronté à ces dispositifs, au départ, j’étais subjugué et maintenant, je suis perplexe. Leur plus gros apport, c’est que cela questionne l’humain. Avec qui l’humain a-t-il envie d’interagir dans le futur ? Quel niveau d’interaction souhaite-t-il avoir avec les objets qui l’entourent ? Comme les téléphones portables, par exemple…
Que pensez-vous des algorithmes?
Le robot m’intéresse parce que c’est de l’embodiment (incarnation, ndlr) d’intelligence artificielle plus ou moins efficace, limitée. Le monde des algorithmes n’est pas tellement le mien. Même si je m’intéresse aux travaux de Kenji Doya qui a développé, en parallèle à mes recherches sur la patience des robots, un modèle informatique basé sur la patience du rat vis-à-vis d’une future récompense.
Ce qui domine le monde aujourd’hui, et peut-être davantage depuis Fukushima, c’est l’aide à la décision : dans la finance, chez les gouvernants comme pour les mesures d’urgence des centrales. En ce qui concerne l’éthique, le problème c’est que ce n’est pas la société elle-même qui s’interroge. En caricaturant, c’est la compagnie d’assurances qui va se demander si, pour une voiture autonome, c’est mieux d’écraser trois enfants plutôt qu’un cadre auquel ils devront verser des indemnités. Idem pour les drones. Il ne faut pas parler éthique d’emblée mais de questions morales sur les individus avant qu’ils ne s’emparent des machines.
A moins que l’homme et la machine fusionnent, comme le prédisent certains transhumanistes à l’échéance 2045?
Quel groupe de personnes peut prétendre à cela si ce n’est en vertu d’un pouvoir économique supérieur ? J’y vois une forme déguisée de fascisme. Transhumanité, peut-être, mais transhumanisme…
«Quitte à devenir autre chose, autant devenir transgenre. La réflexion sur le transgenre est plus intéressante et pose vraiment les bases de l’identité, de l’individu. Au niveau culturel et sociétal. Les perspectives apocalyptiques ou de rupture de progrès, la soi-disant échéance de 2045, sont des gadgets qui nous poussent à la consommation, tout simplement.»
Nous parlions de la vallée de l’étrange comme d’une pseudo théorie. De la même manière, le transhumanisme véhicule des choses qui proviennent de cette pseudo science qu’est la futurologie. Rétrospectivement, c’est très rare que par anticipation, nous ayons été précis. Les avancées de Google en matière d’intelligence artificielle (IA), pour la voiture autonome par exemple, ont à voir avec la gestion de flux, de circulation. Depuis l’arrivée de Ray Kurzweil chez Google en 2013, on nous parle d’aliments qui permettent de vivre plus longtemps et d’intelligence transposée dans la machine. C’est une grosse salade. Attention aux leurres.
Que pensez-vous des projets de taxe sur les robots?
Cette taxe, c’est la démonstration exacte qu’en Europe, la robotique n’est pas un choix de société, mais un choix économique et industriel et que nous vivons dans une société où la représentation du travail est remise en jeu. Dans L’âge d’or de la robotique japonaise, je contextualise la robotique au Japon comme ancrée dans la culture. Le bouddhisme, par exemple, qui évoque le zen ou le détachement, est paradoxalement très lié au monde matériel. Au Japon, les objets peuvent être chargés d’existence, ce qu’on appelle l’animisme. Le rejet des robots est beaucoup moins important culturellement.
Taxer le travail des robots, c’est ne pas comprendre ce choix d’un nivellement par le haut de la formation, à un certain niveau d’éducation. Aucun robot n’a jamais volé une tâche intelligente à un être humain. Ils sont utilisés pour des tâches dégradantes, dans des lieux nocifs ou dangereux, ou pour des tâches répétitives. Si on veut des hommes-machines, une classe ouvrière qui fait de bons électeurs, et ne pas sortir des XVIIIème et XIXème siècles, des première et deuxième révolutions industrielles, continuons comme cela. Je ne suis pas pour le tout-robot mais il ne faut pas être alarmiste.
Il y a un phénomène intéressant au niveau mondial : des études montrent que les hautes technologies évoluent à la même vitesse que les industries premières, comme l’ébénisterie, la menuiserie, l’artisanat. Ces marqueurs sont bien plus intéressants que d’envisager une suprématie des nouvelles technologies. Ils montrent les aspirations d’une société. Une taxe, ce n’est pas un projet de société.
Et que pensez-vous de la dynamique du mouvement maker?
Auparavant, je disais que j’étais roboticien sans le savoir. Aujourd’hui, on me dit que je suis un maker sans le savoir.
«A mon sens, le mouvement maker est justement une synchronisation entre les industries primitives et les industries de hautes technologies. Le pérennisation du mouvement est liée à la réussite de cette jonction.»
Que préparez-vous pour votre prochaine exposition?
J’exposerai un nouveau robot de taille humaine avec une projection, une sorte de kaléidoscope anthropomorphique, ainsi que des masques, des sculptures, avec des effets de présence très ténus, comme des frottements. Et pour la première fois depuis 30 ans à Paris, je vais montrer des peintures. Je me suis amusé à faire le portrait de robots que je connais, quatre toiles, dont trois très grandes, dédiées à Wakamaru, Asimo et Robby.
En savoir plus sur Zaven Paré: sur son site, à la galerie Charlot, à Paris, lors de sa prochaine exposition, «Ex_Máquina», du 11 mars au 22 avril, et en lisant son dernier livre «L’âge d’or de la robotique japonaise», éditions Les belles Lettres, 2016.