Špela Petrič et ses embryons humains-plantes
Publié le 31 octobre 2016 par Ewen Chardronnet
Avec le collectif Aliens in Green, la bio-artiste slovène Špela Petrič proposait le 21 octobre au Forum Camp du fablab nantais Plateforme C une performance avec extraction d’hormones. Et a présenté ses «monstres humains-plantes», un projet mûri lors d’une résidence à la Station biologique de Roscoff, en Bretagne.
Nantes, envoyé spécial
Špela Petrič, 36 ans, est une figure de la nouvelle génération de bio-artistes, émancipée du poids de ses prédécesseurs grâce au réseau bio-art DiY et open source Hackteria. D’origine slovène, la lauréate 2014 du Bio Art and Design Award réside à Amsterdam où elle travaille au wetlab de la Waag Society. Son projet Ectogenesis: Plant-Human Monsters, exposé à Amsterdam, l’a conduite à (pro)créer des entités humaines-plantes par la conception in vitro et l’altération hormonale. Des fœtus humains-plantes qu’elle appelle par amour ses monstres. « Je voulais concevoir et materner des trans-plantes, entrer dans un rapport fusionnel avec le gentil alien vert », dit-elle.
Le projet a pris forme à la Station biologique de Roscoff, dans le Finistère, en avril 2016, où Špela Petrič était accueillie en résidence de recherche via le programme Artlabo de l’association nantaise Ping (dont l’auteur de ces lignes est le programmateur). Objet de ses recherches : l’impact des hormones humaines sur le développement de larves d’oursins. Une manière de mieux comprendre l’effet des hormones endogènes et des perturbateurs endocriniens industriels sur le monde animal et les cycles de gestation.
Résidence d’artiste 2016 à la Station biologique marine de Roscoff, documentaire de Vincent Pouplard:
Du 16 au 23 octobre à Nantes, au Forum Camp de l’association Ping, une « exploration du changement d’ère » par les prismes scientifiques, artistiques, citoyens et technologiques, elle a proposé un atelier d’extraction d’hormones des urines humaines et des xéno-hormones des plastiques avec le collectif Aliens in Green. Les questions de toxicité animent une part de son travail, mais, comme le dit la titulaire d’une thèse en biochimie, elle n’a pas cherché à obtenir un master en art pour se « mettre au service de la communication scientifique ». Au-delà des inquiétudes écologiques, elle veut aussi toucher à la part sublime du vivant. La recherche à Roscoff a ainsi été une phase d’un projet plus « phyto-centré » (centré sur le végétal), selon les mots du philosophe Michael Marder dont elle s’est beaucoup inspirée.
L’inquiétante étrangeté du végétal
Špela Petrič est de la génération qui n’est pas plus impressionnée que cela par le lapin fluo « transgénique » d’Eduardo Kac, qui en 2000 avait produit son petit effet. Elle fait plutôt remarquer que « les animaux sont assez bien considérés comme compagnons naturels des humains », mais que « les plantes, elles, délimitent traditionnellement les limites de l’altérité concevable ». La jeune femme se passionne pour les « recherches récentes à la convergence de la biologie, de la philosophie et de la biosémiotique qui cherchent à déconstruire cette notion ».
Avec Ectogenesis (l’ectogénèse est la gestation dans un utérus artificiel), Petrič voulait délaisser la parenté sanguine et les lignées génétiques « pour explorer des aspects plus subtiles d’entremêlements radicaux et de brouillage des catégories », les relations entre plantes et hormones humaines. Elle a choisi de s’unir à une plante célèbre qui pousse en Europe et Asie, l’Arabette des dames ou Arabidopsis thaliana, un organisme fétiche pour la recherche végétale, l’évolution, la génétique et la recherche fondamentale.
L’arabette est un modèle biologique depuis 1998, mais a une histoire centenaire dans ses liens avec la recherche. Sa petite taille, son cycle de vie rapide (six semaines de graines à graines), sa résistance et sa capacité à s’autoféconder sont ses atouts. Et puis son génome relativement petit (157 millions de paires de base, réparties sur cinq paires de chromosomes) a été le premier génome de plante à être totalement séquencé en 2000.
Špela Petrič dit avoir une empathie spéciale pour cette plante et voulait en s’unissant à elle pouvoir « retrouver leur passé commun, comprendre leur futur précaire, se voir en elle ». Elle cherche avec Ectogenesis à exprimer cette position fragile qu’est la « crise post-anthropocentrique du moi », faire percevoir « ce ressenti selon une subjectivité poreuse, fragmentée », et « chercher un complément artistique au stade du miroir lacanien », dit-elle.
Parler avec les hormones et engendrer des monstres d’espoir
En portant son attention sur les plantes, Špela Petrič dit parfois se décourager en constatant qu’elle n’a pas choisi un domaine artistique sensationnaliste… Pourtant 2016 est l’année du Tribunal international Monsanto de La Haye et de la concentration des mastodontes de l’industrie agrochimique et de la pétrochimie (Monsanto-Bayer, Syngenta-Chemchina, Dow-Dupont), du phytosanitaire… Il semble plus qu’approprié de questionner la phyto-ingénierie…
Pour générer ses plantes « monstres d’espoir », Špela Petrič a prélevé un morceau de tissu embryonnaire de l’arabette et engendré une myriade d’embryons de plantes, conçus non pas dans la graine, mais dans l’incubateur, le ventre artificiel. Elle a ensuite utilisé les hormones stéroïdiennes de son urine pour assister le développement de l’embryon, « leur parler de sa présence », de manière à ce qu’en réponse, celles-ci altèrent leur schéma épigénétique et se construisent une morphologie corporelle spécifique.
Ectogenesis ouvre à la magie de la communication cellulaire longue distance entre le règne végétal et animal. Les hormones sont des molécules messagères primordiales, issues du parent commun dans l’évolution des plantes, animaux et microbes. Leur nature peut être considérée comme duale : une nature matérielle, la structure chimique leur conférant l’habileté pour interagir avec d’autres molécules comme les récepteurs ; l’autre sémiotique, dépendante du contexte, fluctuante, adaptative, impliquée dans le processus de production de sens. « Elles sont au cœur d’une ouverture à l’altérité d’autrui, comme l’accès matériel aux mondes des autres », dit la bio-artiste.
Ce désir de fusionner avec le végétal, Špela Petrič l’a déjà exprimé dans le projet Humalga (2012-2013), co-réalisé avec Robertina Šebjanič, elle aussi résidente Artlabo à Roscoff, qui spéculait sur les humains-algues en partant du fait que des animaux-algues symbiotiques existent (ver de Roscoff, coraux, limace de mer élysie émeraude, etc.). Avec Plant Sex Consultancy (2014), elle a imaginé et conçu avec des designers des sex toys pour plantes. Avec Skotopoiesis (formé par l’obscurité, 2015), elle mettait son corps à l’épreuve dans une performance longue durée visant à montrer que son ombre pouvait avoir un impact sur la croissance du végétal.
Avec Ectogenesis, Špela Petrič nous encourage à voir dans ses embryons inter-espèces, ses monstres-plantes minuscules, qui viennent au monde tels les fruits d’un intense labeur et d’un amour impossible, le symbole d’une époque où le devenir-plante peut offrir un horizon utopique à notre crise sociale, politique et environnementale. La philosophe et zoologiste américaine Donna Haraway a dit « faites des liens, pas des bébés ! », Špela Petrič fait, elle, des liens et des bébés avec les plantes.
En savoir plus sur Špela Petrič, sur la résidence Artlabo et le Forum Camp
Špela Petrič expose «Voyager / Non-Human Agents» au festival Gamerz à Aix-en-Provence, du 4 au 13 novembre 2016. Performance à la Fondation Vasarely avec Postgravityart le 4 novembre.